La décennie 1970 commença par une année faste pour la protection de la nature. Ce fut tout d’abord le discours mémorable et visionnaire du président de la République, Georges Pompidou, à Chicago, le 28 février 1970, lors de son voyage aux États-Unis.
À bien des égards, cette allocution restera comme fondatrice de la politique de la protection de la nature et de l’environnement qui allait être lancée en France sous son impulsion. Il y déclarait notamment :
« L’emprise de l’Homme sur la nature est devenue telle qu’elle comporte le risque de destruction de la nature elle-même. Il est frappant de constater qu’au moment o๠s’accumulent et se diffusent de plus en plus les biens de consommation, ce sont les biens élémentaires les plus nécessaires à la vie, comme l’air et l’eau qui commencent à faire défaut. C’est en grande partie la conséquence d’un développement urbain qui a atteint des proportions alarmantes et préoccupe tous les responsables. […]
La ville, symbole et centre de toute civilisation humaine, est-elle en train de se détruire elle-même et de sécréter une nouvelle barbarie ? […]
La nature nous apparaît de moins en moins comme la puissance redoutable que l’Homme du début de ce siècle s’acharnait encore à maîtriser, mais comme un cadre précieux et fragile qu’il importe de protéger pour que la Terre demeure habitable à l’Homme. Il faut créer et répandre une sorte de morale de l’environnement imposant à l’État, aux collectivités, aux individus, le respect de quelques règles élémentaires, faute desquelles le monde deviendrait irrespirable  ».
Il précisait sa pensée ainsi : « il s’ensuit que le rôle des pouvoirs publics ne peut aller qu’en s’étendant car c’est à eux qu’il convient d’édicter les règles et de prononcer des interdictions. Mais l’application de ces règles ne peut être laissée à la seule discrétion des fonctionnaires et des techniciens. Dans un domaine dont dépend directement la vie quotidienne des Hommes, s’impose plus qu’ailleurs le contrôle des citoyens et leur participation effective à l’aménagement du cadre de vie de leur existence  ».
Voici maintenant des extraits du discours sur l’état de l’Union que prononça, peu de temps avant, le 22 janvier, le président américain Richard Nixon :
« Je passe maintenant à un sujet qui, à côté de notre désir de paix pourrait bien devenir la préoccupation majeure du peuple américain dans la décennie des années 1970. Au cours des dix prochaines années, notre richesse va s’accroître de 50 %. La question primordiale est celle-ci : serons-nous réellement plus riches de moitié, plus prospères, plus heureux de moitié ? Ou cela signifiera-t-il qu’en 1980 le Président qui se tiendra à cette place, faisant un retour sur les dix années écoulées se souviendra d’une décennie o๠70 % de notre population aura vécu dans des centres urbains paralysés par la circulation automobile, suffoqués par le brouillard industriel, empoisonnés par l’eau, assourdis par le bruit et terrorisés par la criminalité ? […]
La grande question des années 1970 est, allons-nous continuer ainsi ou, allons-nous faire la paix avec la nature et commencer à faire des réparations pour les dommages que nous avons fait à notre air, à notre terre, et à notre eau ? […]
De l’air pur, de l’eau propre, des espaces ouverts — cela devrait être un droit à la naissance de tous les Américains. Si nous agissons maintenant, cela peut l’être. Nous continuons de penser que l’air est gratuit. Mais l’air pur n’est pas gratuit, pas plus que l’eau propre. Le prix à payer pour le contrôle de la pollution est élevé. Au cours de nos années passées d’insouciance, nous avons contracté une dette envers la nature, et maintenant cette dette est là […]
Le programme que je proposerai au Congrès sera le plus complet et le plus coà »teux dans ce domaine dans l’histoire de l’Amérique. Nous ne pouvons plus nous permettre de considérer l’air et l’eau comme des biens libres d’être abusés par quiconque sans égard aux conséquences. Au lieu de cela, nous devrions commencer maintenant à les traiter comme des ressources rares, que nous ne sommes pas plus libres de contaminer que nous sommes libres de jeter des ordures dans la cour de notre voisin. […]
Maintenant, je me rends compte qu’on dit souvent qu’il y a une contradiction fondamentale entre la croissance économique et la qualité de vie, de sorte que pour avoir l’un, il faudrait abandonner l’autre. La réponse n’est pas d’abandonner la croissance, mais de la réorienter. Une croissance économique soutenue nous donne les moyens d’enrichir la vie elle-même et d’améliorer notre planète en tant que lieu accueillant pour l’homme. Chaque individu doit s’engager dans ce combat pour être gagné […]  ».
Le 10 février suivant, le président Nixon soumettait au Congrès son programme d’action en ces termes : « Le moment est venu. Nous ne pouvons plus attendre pour réparer les dommages infligés à la nature et mettre au point de nouveaux critères pour l’avenir  ». Ainsi, il donnait corps à la mise en œuvre de la loi nationale sur l’environnement (National Environmental Policy Act ou NEPA), adoptée l’année précédente et applicable au 1er janvier 1970. Le programme comportait trente-sept points se décomposant en autant de projets de loi et décrets dont l’essentiel concernait la pollution de l’eau et de l’atmosphère pour un coà »t évalué à 10 millions de dollars. Au programme, aussi, la création, à la fin de l’année d’une Agence de protection de l’environnement (United States Environmental Protection Agency ou EPA), préfiguration des ministères ou structures semblables qui allaient se créer dans les pays de l’OCDE l’année suivante, en 1971.
Certains observateurs tendent à rapprocher, voire à établir une filiation entre le discours du président Nixon, dans lequel, on le voit, il dresse un bilan très négatif de la situation environnementale des États-Unis et propose les grandes lignes d’un programme d’actions ambitieux, et le discours du président Pompidou prononcé un mois plus tard sur le sol américain.
On peut, en effet, constater qu’ils font tous les deux le même constat sévère, qu’ils dénoncent les mêmes maux, dont la croissance urbaine incontrôlée, et qu’ils appellent à un sursaut de la société, à un engagement des citoyens, à des réglementations correctrices et, pour le président Nixon, à une réorientation de la croissance.
La comparaison s’arrête là car les situations dans lesquelles les deux présidents sont placés et dans lesquelles ils s’expriment sont différentes. On peut penser que ce qui s’est passé aux États-Unis sous la présidence Nixon (1969-1974) a pu inspirer le président et le gouvernement français, dans la préparation des décisions qu’ils prirent durant la même période. Cela a pu jouer, et a sans doute joué, effectivement, comme l’a montré Florian Charvolin dans sa thèse, « L’invention de l’environnement en France  », en raison des nombreux allers et retours entre les deux rives de l’Atlantique de Serge Antoine et de Jérôme Monod fervents et assidus observateurs de ce qui se passait aux États-Unis à ce moment-là .
Mais nous avons montré, en en faisant le récit historiographique, la lente et graduelle prise de conscience des questions environnementales entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’immédiat avant premier choc pétrolier de 1973, au moins pour la partie de l’humanité qui ne souffrait pas d’un sous-développement chronique, c’est-à -dire les pays industrialisés de l’OCDE.
Cette prise de conscience a opéré par cercles concentriques, en partant d’un centre avant-gardiste ayant la prescience des enjeux environnementaux, constitué de personnalités scientifiques diverses, de fonctionnaires internationaux, de penseurs, certaines et certains agissant au sein d’institutions internationales, d’autres par le pouvoir de persuasion de leurs seuls écrits ou de leur enseignement académique.
Des personnalités françaises éminentes telles que Roger Heim, François Bourlière, Bertrand de Jouvenel, Théodore Monod, René Maheu, Michel Batisse, Jean Dorst, René Dubos, Serge Antoine appartinrent à ce premier cercle avec d’autres comme Jacques Ellul par sa critique radicale de la société technologique et du productivisme ambiants. Il est trop peu signalé par les historiographes de cette histoire que toutes ces personnalités, et bien d’autres, moins connues, se connaissaient et échangeaient avec leurs pairs des autres pays, fréquentaient les mêmes réunions et conférences et propageaient ainsi leurs idées cherchant à les faire prévaloir auprès des décideurs et des gouvernements, dont le leur.
Cette prise de conscience s’est ensuite diffusée par percolation dans des milieux perméables à ces nouveaux courants de pensée. Elle a gagné et influencé progressivement d’autres auditoires, d’autres cercles de la société, et finalement ceux du pouvoir politique.
On peut donc sans doute considérer, que les responsables politiques des pays développés et leurs élites, instruits par cette avant-garde internationalisée d’esprits éclairés, visionnaires et souvent engagés, et poussés par leurs opinions publiques, réagirent peu ou prou de la même manière et en même temps. Ainsi, entre 1970 et 1974, treize pays, tous membres de l’OCDE, créèrent un ministère de l’environnement ou une structure gouvernementale apparentée, les deux premiers étant les États-Unis et la Grande Bretagne en 1970.