Histoire de la protection de la nature et de l’environnement
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Deux regards sur le colloque : l’un italien, l’autre français

Voici le regard d’un participant italien (traduction).

Notes et réflexions sur un récent colloque.

Au cours des dernières décennies, l’historiographie française sur la protection de la nature a été un peu laissée pour compte, comparativement à d’autres, telles que les historiographies américaine, allemande ou anglaise. Même en présence d’une production scientifique intéressante et d’une réflexion théorique significative, un observateur attentif aux dimensions internationales de la recherche ne pouvait pas ne pas observer une certaine difficulté de la part des étudiants français - et des étudiants étrangers intéressés par la France - à connecter leurs travaux avec ceux d’autres pays et à les rendre plus visibles. Ceci pouvait être considéré, autant comme la conséquence d’un retard disciplinaire national spécifique, que comme un effet de ce qui a été parfois interprété plus généralement comme un retard français dans le champ de la protection de la nature. Une des théories les plus connues de ce prétendu retard est contenue dans une des meilleures études sur le sujet, le livre de l’américain Michael Bess publié en 2003 avec le titre significatif « The green light society ».

Ce n’est donc pas un hasard si le titre « Une protection de la nature à la française ? » a été donné à l’intéressant colloque organisé à Paris les 23-25 septembre 2010 par l’Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement. Cette question exprime en fait de façon générale la préoccupation de comprendre si on peut parler d’une spécificité française dans un champ protectionniste, alors même que cette supposition peut éventuellement être interprétée comme un « retard » comparativement aux autres pays industrialisés.

Pendant le colloque, la recherche d’une éventuelle spécificité française dans les termes indiqués par Bess n’est pas allée au-delà d’un rappel réitéré – et plutôt fragile – du poids du catholicisme dans la culture nationale, alors qu’au contraire, l’éventail de la quarantaine de communications a contribué à délimiter une fresque ample de l’histoire du préservationnisme français à partir de laquelle on peut tenter de déterminer de manière plus précise, les points de convergence et de divergence, comparativement aux grandes lignes internationales de l’évolution de la protection de la nature au cours des derniers cent cinquante ans.

D’abord, cette fresque semble suggérer que la sensibilité envers la nature et sa protection a été historiquement moins profonde et partagée dans l’opinion publique française comparativement à celle d’importantes couches de la population américaine, anglaise ou allemande. Une démonstration significative en a été faite par Valérie Chansigaud qui s’est, par exemple, occupée d’une période cruciale et à tort peu considérée, comme les décennies à cheval entre le XIXe et le XXe siècle.

La remarquable communication de Mme Chansigaud sur un sujet apparemment mineur comme l’histoire de la société ornithologique a permis de comprendre le retard français effectif dans ce domaine, retard qui s’est prolongé au XXème siècle, sans doute plus imputable aux effets de l’industrialisation, des progrès de l’urbanisation et de la naissance d’une société de masse qu’à des signes vagues de celle-ci ou de l’hégémonie religieuse.

Par ailleurs, déjà dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les processus de diffusion d’une sensibilité préservasionniste sont globaux et aucun pays avancé n’en est exempt, même si dans chaque zone, ils se décantent avec des modalités propres qui varient sur la base du degré de développement économico-social, d’approches différenciées localement de la nature et du niveau de structuration et de culture des élites bourgeoises. Si depuis le début, la France montre donc quelques spécificités qui peuvent être interprétées comme un « retard », elle le fait dans chaque cas, en se plaçant dans la bande intermédiaire d’un continuum dans lequel des pays occidentaux, comme par exemple l’Espagne et l’Italie, se trouvent en position bien plus « retardataire ».

La fresque dessinée par les différentes communications souligne cependant, au-delà des spécificités, les points de convergence entre les préservasionnistes européens et nord-américain et même la pleine appartenance de la France à ce continuum. Une appartenance indiscutable, comme le montrent la création, déjà dans la deuxième moitié du XIXe siècle, de la Société impériale d’acclimatation de France (actuelle Société Nationale de Protection de la Nature) étudiée par Rémi Luglia ; la précocité de la législation nationale (au moins à partir de 1906) ; les rapports étroits entre les milieux préservasionnistes - et ensuite écologistes - français et des autres pays européens ; la pleine adhésion à la « renaissance » du préservasionnisme international après la seconde guerre mondiale ; le rôle central joué par les Français jusque dans les années 60 dans l’ Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) ; la volonté forte et cohérente des autorités politiques de récupérer le temps perdu dans le domaine de la conservation de la nature avec l’importante loi de 1960 sur les parcs nationaux ; la naissance, dans les années 1970, d’un débat théorique qui a peu à envier à celui en cours dans d’autres pays et qui contribuera grandement à l’apparition d’un fort courant d’écologie politique, aujourd’hui plus que jamais à l’honneur avec ses neuf députés nationaux et ses quatorze eurodéputés.

Nonobstant tout ceci, comme cela a été dit en ouverture, l’historiographie sur la protection de l’environnement aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne est assez souvent apparue plus vivace et articulée, pour des raisons faciles à comprendre. En effet, si d’un côté, une sensibilité populaire envers la nature plus répandue et enracinée a favorisé dans ces pays un développement précoce des études environnementales, d’un autre côté, comment ne pas se rappeler que dans chacun de ces pays, le préservationnisme a historiquement connu quelques événements d’impact symbolique extraordinaire qui n’ont pas de comparaisons ailleurs ? Comment ne pas rappeler l’importance, par exemple, de l’invention des parcs nationaux et du concept de wilderness aux États-Unis ? Ou la précoce et assez spécifique sensibilité préservasionniste anglaise, bien éclairée de Keith Thomas ainsi que la naissance d’un premier réseau très précoce d’associations de protection, déjà à partir des années 1860 ? Ou les étapes de l’expérience allemande, tour à tour scandée par le mouvement Heimatschutz, puis, par la sollicitude nazie, très bien étudiée, pour la protection de l’environnement et finalement par l’explosion précoce des Grünen dans les années 1970 ? Si tout ceci est certainement vrai, le colloque parisien a cependant eu le mérite de montrer comment il n’y a aucun motif de continuer à considérer la France dans une position de retrait comparativement à ces pays, soit en raison de l’importance des événements historiques intervenus, soit du fait de l’existence d’une historiographie mature, articulée et sophistiquée sur le sujet.

Le programme de la rencontre a donné une image fidèle de cette historiographie, avec six sessions, seize sous-sessions, quatre moments de réunion plénière affichés dès la séance d’ouverture, une table ronde, une conférence et des conclusions par Jean-Paul Deléage, environ soixante intervenants et cent-quarante personnes présentes sur les trois jours du congrès.

La première session a abordé le problème plus général d’une possible spécificité française (« Un regard français sur l’environnement ? ») en analysant les modalités à travers lesquelles les préservationnistes et les autorités françaises ont tour à tour cherché à conceptualiser la nature, les raisons de sa protection et les modalités possibles de sa protection.

Parallèlement, une seconde session s’est interrogée sur les dimensions supranationales de la protection de la nature française (« France, Europe et colonies »), soit en reconstruisant les rapports déjà existants à la fin du XIXe siècle, entre le préservationnisme français et le préservationnisme d’autres pays européens, soit surtout en analysant l’importance des expériences en matière de protection réalisées dans les colonies, laboratoires cruciaux pour l’importation successive de compétences et de modèles gestionnaires dans la zone métropolitaine.

La troisième session s’est concentrée sur les aspects cognitifs, symboliques de la communication (« Images et écrits de l’environnement »), en analysant soit la manière dans laquelle la nature et sa protection ont été représentées dans les moyens de communication de masse et dans le domaine artistico-littéraire, soit dans le discours politico-administratif.

La quatrième session a par contre été dédiée à un sujet qui, en France, progresse depuis quelques années : celui des zones protégées (« Les parcs et les réserves, instruments de la protection de la nature et de l’environnement »). Les trois sous-sessions ont concerné la question spécifique des parcs nationaux, la définition des objectifs de la protection et le problème - très débattu - du rapport entre les zones protégées et les sujets sociaux, en particulier associatifs.

La cinquième session a été centrée sur les politiques institutionnelles concernant les ressources environnementales (« Gérer l’environnement ») et en particulier sur celles concernant les milieux urbains et les eaux.

Enfin, la dernière session, animée par un débat vif et assez stimulant, a concerné le rapport avec la politique (« Protection de la nature et de l’environnement et politique ») et elle s’est, en particulier, arrêtée sur ce qui, en France, définit traditionnellement « l’écologie politique » : ses caractères associatifs et institutionnels, ses rapports avec l’évolution de la société civile et de l’économie, ses principaux fondements.

Les conclusions de Jean-Paul Deléage, doyen de l’historiographie environnementale mais aussi de l’écologisme politique français, ont donné le ton à cette dernière session en mettant l’accent sur le rapport entre recherche historiographique et mémoire individuelle et collective.

En synthèse, on peut mesurer l’importance et le degré de succès de la rencontre parisienne en soulignant quatre éléments. Le congrès, bien que centré sur une thématique essentiellement française, a été marqué par une ouverture internationale considérable. Il a débuté par une leçon magistrale d’histoire environnementale de John Mc Neill, auteur américain de l’ouvrage bien connu « Quelque chose de nouveau sous le soleil ». Il a bénéficié de la participation d’intervenants allemands, américains, anglais, canadiens et italiens et il s’est terminé par le rappel de Deléage à sa précoce collaboration avec Joachim Radkau à l’époque de la fondation de « l’European Society for Environmental History ».

Un élément qui ne peut pas ne pas frapper l’observateur extérieur, a été en outre, la forte implication institutionnelle. Soutenu financièrement par les ministères de l’Ecologie et de la Culture, le colloque a entre autre débuté par un discours introductif du directeur général de l’Aménagement, du Logement et de la Nature du ministère de l’Ecologie, de l’Energie et du Développement Durable. Ceci mérite d’être souligné comme un témoignage d’intérêt de la part d’une équipe ministérielle qui ne se situe pas parmi les plus sensibilisées de ces dernières années sur les thématiques environnementales.

Un autre élément remarquable tient à la grande variété des profils disciplinaires, institutionnels et sociaux des intervenants. Les communications - presque toutes de nature indiscutablement historiographique - ont été l’œuvre non seulement d’historiens mais aussi de géographes, sociologues, philosophes, anthropologues, juristes, biologistes et naturalistes, alors que certains des principaux promoteurs et animateurs du colloque n’étaient pas des historiens : ce sont les cas par exemple des sociologues Bernard Kalaora et Florian Charvolin, du juriste Jérôme Fromageau, du journaliste Roger Cans et de Jean-Paul Deléage, physicien de formation.

La participation ne s’est donc pas limitée à des profils académiques puisque sont intervenus en qualité de promoteurs du colloque, de témoins, mais aussi de rapporteurs, un bon nombre de fonctionnaires, de représentants politiques et de membres d’associations environnementales. De cette façon, l’histoire de la protection de la nature en France montre qu’elle bénéficie du soutien, de l’intérêt et du travail de recherche et d’organisation sur des sujets très différents. Cette diversité, cependant, loin d’aboutir à une fragmentation prévisible du langage ou des initiatives, a trouvé un moment de synthèse grâce à la fondation récente d’un organisme associatif ayant comme objectif, la promotion des études, à savoir : « l’Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement » (AHPNE), pour laquelle le colloque a constitué une sorte de moment fondateur.

L’impression qui ressort, explicitement confirmée par Jean-Paul Deléage dans ses conclusions, est que ce congrès constitue une étape importante pour le développement de l’historiographie française sur la protection de la nature, en étant, par surcroît, la première rencontre de cette ampleur, si on excepte un colloque en 1989, dont les résultats historiographiques furent beaucoup plus théoriques et de moindre importance.

Pour celui qui vient d’un pays comme l’Italie, pays dans lequel un rendez-vous de ce genre est, en ce moment, bien loin de pouvoir être imité, l’occasion parisienne constitue une source notable de réflexion et de stimulations.


Par Luigi Piccioni
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