Histoire de la protection de la nature et de l’environnement
Histoire de la protection de la nature et de l’environnement MENU

HARROY Jean-Paul (1909-1995)

Jean-Paul Harroy a un parcours professionnel marginal et singulier par rapport à celui des autres membres de l’’Union Internationale pour la Protection de la Nature (UIPN) qui furent pour la plupart d’éminents biologistes reconnus dans le milieu scientifique. Sortant de l’Université de Bruxelles en 1931, Harroy devient ingénieur commercial [1] et travaille durant trois ans dans la société familiale d’importation de bières. En 1935, il est nommé Secrétaire au Comité de Direction de l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge (IPNCB) créé en novembre 1934, chargé de la gestion journalière. C’est dans ce cadre qu’il commence à se tourner vers les questions d’écologie et de protection de la nature. De 1935 à 1948, il gère l’IPNCB, préside la Fondation pour favoriser l’étude scientifique des Parcs Nationaux du Congo Belge, et agit en tant que conservateur de divers parcs nationaux. En 1936, il obtient une licence en Sciences Coloniales de l’Université Libre de Bruxelles et, en 1944, il publie une thèse pour laquelle il recevra le titre de Docteur en Sciences coloniales deux ans plus tard.

De l’entreprise familiale de bières aux questions coloniales

La publication de sa thèse [2] a un retentissement international. Le célèbre conservationniste américain William Vogt s’appuie dessus et en constitue un chapitre dans Road to survival [3] pour démontrer les conséquences désastreuses de la colonisation sur les sols africains tropicaux. En 1949, elle fait l’objet d’une recension aux États-Unis dans un article qui a trait à la question des ressources renouvelables et, en 1955, elle est citée et utilisée en U.R.S.S. comme un argument contre l’impérialisme capitaliste colonial occidental [4]. L’accueil international de cet ouvrage a lieu en pleine montée de la Guerre Froide, période durant laquelle l’utilisation des ressources naturelles et de leur conservation devient un problème géopolitique et géostratégique majeur [5]. Dans cet ouvrage, Harroy procède à une analyse systématique des effets pervers de la colonisation en matière de développement technique, agricole, social et économique, qui conduisent, selon lui, à une dégradation rapide et irréversible des sols africains. Établissant une forte corrélation entre colonisation et dégradation environnementale, il affirme que «  c’est incontestablement l’intervention du colonisateur européen qui porte la plus grande part de responsabilité dans la chute de la fertilité africaine » [6]. Il décrit également le rôle du colonialisme dans la destruction des pratiques et coutumes africaines locales qui, jusque là, participaient à la préservation de l’équilibre naturel. Cependant, il ne s’agit pas ici pour Harroy de formuler une critique radicalement anticoloniale mais de démontrer au contraire l’importance d’un rapprochement entre scientifiques (pédologues et écologues, par exemple) et décideurs politiques en matière de planification et d’aménagement des territoires coloniaux. A cet égard, la perspective synoptique coloniale de la gestion de la nature défendue par Harroy doit énormément à sa lecture d’Edgar B. Worthington [7] qu’il cite abondamment. Pour Worthington, et par là Harroy, l’économie coloniale dépend d’une bonne connaissance de l’économie de la nature et doit, par conséquent, en tenir compte dans ses aménagements.

En 1946, il donne une série de conférences à l’Université Coloniale de Belgique à l’intention des futurs administrateurs coloniaux, durant lesquelles il défend et loue les buts et objectifs de l’Institut Belge des Parcs Nationaux, qui doivent conduire selon lui à «  participer activement à la croisade qui s’ébauche contre les prélèvements abusifs et souvent inutiles de l’homme moderne » [8]. Il définit la Protection de la Nature comme «  une notion dont le caractère utilitaire n’est nullement exclu et dont le rendement apparaît à la fois immédiat et éloigné. Tout en assurant la conservation d’un capital de valeur reconnue, cette discipline tend à sauver de l’extinction certaines espèces de flore et de faune. De plus, elle garantit la possibilité de réaliser dans l’avenir la mise en valeur économique d’organismes animaux et végétaux dont la richesse, actuellement insoupçonnée, peut se révéler à la faveur de découvertes adéquates » [9]. En outre, il appelle de ses propres vœux une nouvelle figure d’expert qui transcenderait les barrières disciplinaires et dirigerait les politiques de gestion coloniale de la nature : « Désormais, le rôle de direction devra être réservé de plus en plus exclusivement à des esprits capables de réaliser de larges synthèses au départ d’une très vaste culture générale propre et des avis particuliers des spécialistes de toutes les disciplines, dont ils auront mission de coordonner les apports […] » [10].

Du poste de premier secrétaire général de l’UICN à celui de vice-gouverneur du Ruanda-Urundi

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ses vœux sont partiellement exaucés lorsque quelques individus décident de se réunir, en 1948 à Fontainebleau, pour créer l’UIPN, organisation qui affermit l’émergence d’une nouvelle communauté épistémique à l’échelle internationale. Cette communauté se divise autour de questions portant sur la bonne définition de la nature à protéger et des moyens pour y parvenir, entre d’un côté les « préservationnistes » et de l’autre les « conservationnistes ». Toutefois les membres « pro-préservationnistes » y sont les plus influents, et militent pour une nature vierge en équilibre [11] à protéger absolument de toute exploitation et perturbations humaines, principalement localisée dans les territoires coloniaux africains. C’est au début de l’année 1948, alors qu’il donne une conférence au Muséum National d’histoire Naturelle à Paris, qu’Harroy rencontre Roger Heim qui est élu vice-président de l’UIPN en 1948 et en devient quelques années plus tard le président (1954-1958). L’intégration d’Harroy au sein de l’Union repose sur un concours de circonstances : Roger Heim propose sa candidature à la fonction de secrétaire général afin d’éviter que la présidence de l’Union ne soit exercée uniquement par des membres suisses [12]. La tâche principale d’Harroy consiste, selon ses propres termes, à « alimenter la Caisse de l’Union » [13]. Entre 1949 et 1953, il est responsable de la rédaction et la compilation des communications de deux conférences : la Conférence Technique Internationale pour la Protection de la Nature qui se tient à Lake Success au même moment que celle de la Conférence scientifique des Nations Unies sur la conservation des ressources naturelles ; la conférence de Bukavu (1953) qui marque un premier pas mais hésitant vers la reconnaissance des droits d’usage et de propriété des populations locales sur les territoires coloniaux. En 1955, Harroy est nommé Vice-gouverneur général du Ruanda-Urundi (1955-1962), nomination l’obligeant à abandonner ses fonctions au sein de l’IRSAC, de l’Université de Bruxelles et de l’UIPN.

Le militant des parcs nationaux et des réserves naturelles

Harroy réapparaît sur la scène internationale lorsqu’il est élu vice-président de la Commission Internationale sur les Parcs Nationaux (CIPN) en 1962. De 1963 à 1966, il préside le Comité Européen de la Conservation de la nature du Conseil de l’Europe à Strasbourg. De 1966 à 1972, il est élu président de la CIPN [14]. Durant cette période, il s’attelle à deux tâches : création et édition d’une liste internationale des parcs nationaux et réserves naturelles, et organisation de la 1ère et 2nde Conférence Mondiale sur les Parcs Nationaux qui ont lieu en 1962 et 1972. La création de cette liste émane d’une résolution (n° 810) prise par le Conseil Économique et Social des Nations Unies en 1962. Avec la publication de la Liste des Nations Unies des parcs nationaux et réserves analogues (1967), Harroy et les membres de la commission jettent les fondements d’un début de systématisation en matière de classification des parcs nationaux et des réserves naturelles. Ils s’appuient sur les définitions élaborées et acceptées lors de la Conférence de Londres sur la Protection de la Faune et de la Flore en Afrique (1933) à partir desquelles ils évaluent et classent les pratiques locales et nationales en matière d’aires protégées. La normalisation et la standardisation internationale des parcs nationaux et réserves naturelles reposent sur trois critères : (1) un statut de protection suffisamment strict, (2) une superficie minimale, (3) un effectif de personnel et un budget de gestion annuel suffisants pour évaluer le degré d’application du statut de protection. En 1972, Harroy préside la seconde Conférence Mondiale sur les Parcs Nationaux tenue à Yellowstone, événement considéré comme un jalon important : « it consolidated world wide experience in park policies and management approaches, and marked a shift towards a more professional form of management » [15]. Lors de son discours inaugural, Harroy désigne le modèle américain de parc national comme le modèle de référence global pour la création et l’extension de parcs nationaux à travers le monde [16]. La conférence et la création de cette liste affermissent la diffusion mondiale d’un modèle occidental de préservation de la nature dont Jean-Paul Harroy fut l’un des principaux protagonistes.

Bibliographie sélective de Jean-Paul Harroy :

 Afrique, Terre qui meurt. La dégradation des sols africains sous l’influence de la colonisation, Hayez, Bruxelles, 1944.

 Protégeons la Nature, elle nous le rendra : texte de 4 conférences données les 18 et 25 Mars 1946 à l’Université coloniale de Belgique, Bruxelles, Institut des parcs nationaux du Congo Belge, 1946.

 ICNP, United Nations list of national parks and equivalent reserves - Prepared and published by IUCN. International Commission on National Parks pursuant to United Nations Economic and Social Council Resolution 810 (XXXI), Hayez, Bruxelles, 1971.

 World National Parks : progress and opportunities, Hayez, Bruxelles, 1972.


Par Yannick Mahrane


[1Diplôme belge créé par Ernest Solvay au début du siècle précédent pour former des cadres aptes à comprendre les chimistes et à transcrire leurs besoins en termes économiques.

[2Harroy, J-P ; Afrique, Terre qui meurt. La dégradation des sols africains sous l’influence de la colonisation, Bruxelles, Hayez, 1944.

[3Vogt, W., Road to survival, New York, William Sloane Associates, 1948.

[4Fairchild, W.B., « Renewable Resources : A World Dilemma : Recent Publications on Conservation », Geographical Review, Vol. 39, No. 1 (Jan., 1949), pp. 86-98 ; Sakharov, M., « Africa under the yoke imperialism », International Affairs, n°3, t.1, 1955, p. 138-141.

[5Linnér, B-O, The Return of Malthus : Environmentalism and Post-war Population-Resource Crises, The White Horse Press, Isle of Harris, UK, 2003.

[6Harroy, J-P., Afrique, Terre qui meurt. La dégradation des sols africains sous l’influence de la colonisation, Bruxelles, Hayez, 2nde édition, 1949, p. 4.

[7Edgar Barton Worthington (1905-2001), zoologue et écologue britannique, proche de Sir Julian Sorell Huxley, directeur de la Nature Conservancy dans les années 1960, et directeur scientifique du Programme Biologique International (1964-1974), est une figure clé de l’écologie impériale britannique. Il écrit deux ouvrages fondamentaux sur le rôle de la science en Afrique, Science in Africa (1938) et Science in the development of Africa (1958) dans lesquels il appelle à une planification technoscientifique et managériale en Afrique de la conservation et de l’utilisation de la faune et de la flore sauvage

[8Harroy, J-P, Protégeons la Nature, elle nous le rendra : texte de quatre conférences données les 18 et 25 Mars 1946 à l’Université coloniale de Belgique, Bruxelles, Institut des parcs nationaux du Congo belge, 1946, p. 6.

[9Ibidem, p. 44.

[10Harroy, J-P, Afrique, terre qui meurt, op.cit., p.5.

[11Dont ils firent l’expérience en contexte colonial.

[12Autobiographie personnelle non publiée, Archives UICN, boîte M. Holdgate, Gland, Suisse.

[13Ibidem.

[14Cette commission est créée en 1960 lors de l’Assemblée Générale de l’UICN à Varsovie.

[15WCPA, 50 years of working of protected areas : a brief history of IUCN World Commission on Protected Areas, Gland, 2010, p. 5.

[16Elliott, H., Deuxième conférence mondiale sur les parcs nationaux : parcs nationaux de Yellowstone et de Grand Teton, Etats-Unis, 18-27 Septembre 1972, IUCN, Morges, 1974, p. 24.


> Voir tous les rdv