Curieux destin que celui de Marcel Couturier, chirurgien, alpiniste, naturaliste réputé et chasseur passionné. Né à Coublevie (Isère) le 3 aoà »t 1897, il est dès l’enfance fasciné par les sciences naturelles. Son père est pharmacien ; lui fait sa médecine à Grenoble et soutient sa thèse devant la faculté de médecine de Lyon en 1924.
Sorti major de l’internat, il devient chef de clinique chirurgicale des hôpitaux de Grenoble et enseigne l’anatomie comparée à la faculté de pharmacie, tout en étant très pris par ses activités de chasseur, de naturaliste et d’auteur. Dès qu’il le peut, il part chasser le chamois dans les Alpes françaises, italiennes et suisses, l’isard et, en de rares occasions, l’ours dans les Pyrénées, avec des amis chasseurs à ses débuts, puis le plus souvent seul, à l’approche, ou accompagné de son épouse, Andrée. Un permis de chasse naturaliste lui est délivré par le ministère de l’Agriculture de 1939 à 1947, qui l’autorise à capturer, en tout temps, toutes les espèces d’oiseaux et de mammifères « nécessaires à ses recherches scientifiques  ».
Marcel Couturier est aussi un alpiniste de haut niveau, qui réalise entre 1928 et 1934 nombre de courses difficiles, dont deux premières. En juillet 1932, il ouvre avec A. Charlet et J. Simond le couloir Nord de l’Aiguille verte qui porte aujourd’hui son nom et, en 1934, la face Nord-Ouest du Mont Dolent.
En 1926, il fait l’ascension du Grand Paradis (4 061 m), sommet italien qui domine le parc national du même nom. Créée par le roi de Piémont-Sardaigne, Victor-Emmanuel II, futur roi d’Italie, la réserve de chasse du Grand Paradis a été cédée à l’État italien après sa mort, en 1878, et transformée en parc national en 1922. C’est donc grà¢ce au roi chasseur qu’il reste des bouquetins en Italie, et parfois même en France lorsqu’ils franchissent les cols. Lors de cette visite sur le versant italien des Alpes, le docteur Couturier rencontre ses premiers bouquetins. Il va désormais leur consacrer beaucoup de temps. Correspondant du Muséum, Marcel Couturier se passionne pour la biologie et les mœurs du grand ongulé et est plusieurs fois invité, à titre scientifique, par la direction du parc national du Grand Paradis pour tirer des grands mà¢les. La chasse et l’étude naturaliste sont chez lui des activités parfaitement complémentaires : chaque animal abattu est autopsié, mesuré, disséqué ; il prélève les organes, qu’il analyse ensuite au laboratoire, sur ses propres deniers. Au fil de ses chasses, il rassemble une masse considérable de données sur le gibier de montagne. En 1937, il soutient à la faculté des sciences de Grenoble une thèse intitulée Contribution à l’histoire naturelle du chamois. L’année suivante, il publie une première monographie, Le Chamois, récompensée par l’Académie des sciences.
Cette même année, le docteur Couturier demande que l’on érige le massif des Bauges en réserve. Il déplore en effet que les autochtones, lorsqu’ils chassent le chamois, « tirent les chèvres et leurs petits  ». Lui tire plutôt les mà¢les, afin de limiter le prélèvement et de ne pas compromettre la survie de l’espèce. Il demande donc l’interdiction de la chasse aux femelles.
Durant les étés 1939, 1941 et 1942, il arpente les vallées de la Maurienne et de la Tarentaise pour inventorier les sites propices au retour spontané du bouquetin. En janvier 1943, il expose son « Projet d’un parc national à bouquetins en France  », adossé au parc italien du Grand Paradis. Il s’agit pour lui de créer non seulement une grande réserve de chasse, mais aussi de toute la faune et la flore sauvages d’une montagne qu’il aime par dessus tout. Or le parc italien, livré à l’anarchie de plusieurs autorités et forces militaires entre 1943 et 1945, ne compte plus que quelque 400 têtes de bouquetins à la fin de la guerre, contre 4 000 en 1934.
Vers la fin de 1945, des professeurs de Milan et Turin lui adressent des courriers inquiets sur l’état du parc du Grand Paradis. Il alerte le ministère français de l’Agriculture et le Conseil International de la Chasse (CIC). De Genève lui arrive un chèque symbolique de 5 000 F offert par les « Amis de la nature de la Suisse  ». Mais ce sont les responsables italiens du parc qui vont sauver la situation en reprenant sérieusement les choses en main. Lorsque Marcel Couturier rend visite au parc du Grand Paradis, à l’été 1949, il a le bonheur de constater que les bouquetins sont sauvés. L’effectif est en effet passé de 419 à 1 329 têtes. Il publie alors un récit de ses chasses : Sur les traces de mes 500 chamois de France.
En janvier 1950, à Grenoble, le docteur Couturier explique ce qui fait le succès du Grand Paradis : soixante gardes expérimentés, dévoués et armés. Non seulement l’administration du parc protège le bouquetin, l’animal phare, mais « la protection de la nature est totale  ». Tous les animaux sont protégés, à commencer par les 3 000 chamois, mais aussi le lièvre variable, la marmotte, le lagopède, le tétras-lyre et la bartavelle. « Toutes les espèces qui, au premier abord, pourraient paraître nuisibles comme le renard, les mustélidés et surtout les rapaces, l’aigle royal en particulier, sans compter les espèces inférieures comme les serpents et les insectes  » sont intégralement protégées. Il en est de même pour les plantes. « Ainsi l’équilibre biologique est-il maintenu  », constate-t-il. Les responsables du parc souhaitent attirer les touristes et « favoriser l’éducation du public par la nature elle-même  ».
Pour le chirurgien grenoblois, la création d’un parc national sur le versant français est non seulement une opportunité à saisir mais un impératif moral. « Une telle création serait notre devoir envers l’Italie en même temps qu’elle servirait notre intérêt national  ».
En avril 1951, le docteur Couturier présente son « Projet d’un parc national à bouquetins en France  », avec des limites géographiques précises. « Nous devons voir grand d’emblée  », estime-t-il, car l’expérience des autres montre qu’il est très difficile d’étendre un parc existant. Il ne veut pas non plus que l’on répète l’expérience du Pelvoux oà¹, pour ne contrarier personne, on a seulement mis en réserve « glaciers, moraines et clapiers  ». Ayant rencontré à plusieurs reprises des bouquetins sur le versant français, il est persuadé qu’une protection totale suffira à reconstituer le cheptel d’origine, sans importation ni acclimatation.
Il publie en 1954 une deuxième monographie, L’Ours brun, comme la première primée par l’Académie des sciences. En aoà »t 1955, il présente son projet de parc national au congrès international des administrateurs et directeurs de parcs nationaux à Cogne (Italie). En 1956, il est vice-président du comité d’étude du Club Alpin Français (CAF) pour la création d’un parc national en Savoie.
Dans un article publié en juin 1959 par la Société scientifique du Dauphiné, le docteur Couturier précise encore son projet de « parc national de Savoie  ». Il propose un parc de 70 000 hectares, o๠la chasse serait interdite au-dessus de 2 100 mètres mais tolérée dans les vallées pour les habitants de Bonneval-sur-Arc, Val d’Isère et Tignes. Les habitants conserveraient aussi le droit de pacage et la possibilité de couper du bois. Le budget du parc, doté de 23 gardes, serait de 100 millions de francs, ce qui est peu en regard du budget du Conseil supérieur de la chasse (2 milliards de francs). L’objectif est de faire de ce parc « une école de sciences naturelles  ».
Tout en militant pour la création de ce parc, Marcel Couturier continue de chasser le chamois en Savoie et le bouquetin sur le versant italien et en Suisse. Devenu le meilleur connaisseur français des grands ongulés, il publie en 1962 une magistrale monographie, Le Bouquetin des Alpes, une étude de l’animal saluée par la communauté scientifique, en particulier Roger Heim et Jean Dorst, respectivement directeur et sous-directeur du Muséum national d’histoire naturelle. Comme son illustre prédécesseur, Victor Emmanuel II, le roi chasseur qui a sauvé le bouquetin des Alpes, le docteur Couturier pose à côté des trophées que les parcs nationaux lui ont offerts à titre scientifique et en publie les photos dans son ouvrage, selon un usage courant à l’époque.
D’un même élan, il annonce la publication d’une série de monographies « en préparation  » sur la faune alpestre (marmotte, lièvre variable, grand coq de bruyère, tétras-lyre, lagopède, gélinotte et bartavelle) et des « Souvenirs de chasse à l’Ours brun des Pyrénées et au Bouquetin des Alpes  ».
Cette passion de la chasse lui vaut quelques démêlés avec la justice. En 1962, au moment o๠s’ouvre l’enquête publique pour la création du parc national de la Vanoise, il est accusé de braconnage devant le tribunal de Chambéry, qui le condamne à un mois de prison avec sursis et prononce la confiscation de sa voiture, de son arme et le retrait du permis de chasser pour deux ans. En 1965, il est surpris avec des chamois abattus dans la réserve du Combeynot (Hautes-Alpes). La cour d’appel de Grenoble le condamne en 1966 à deux mois de prison, 2 000 F d’amende et 10 000 F de dommages et intérêts.
Ainsi est ternie l’image de cet homme d’une trempe peu commune, passionné de science, de chasse et de montagne, qui a été l’un des plus ardents et opinià¢tres défenseurs de la création du parc de la Vanoise mais n’a jamais fait partie de son conseil d’administration. Ses écarts n’empêchent pas ceux qui l’ont connu de le considérer comme un « chirurgien dévoué  », qui a participé à de nombreux sauvetages en montagne et a été quarante ans chirurgien bénévole à la Croix-Rouge. Ceux qui l’ont lu le saluent comme un « naturaliste de renommée mondiale  », qui a consacré sa vie à l’étude de la faune de montagne et a laissé derrière lui une œuvre scientifique d’une rigueur et d’une ampleur considérables.
Marcel Couturier décède chez lui à Grenoble, dix ans plus tard, le 30 juillet 1973. Son épouse Andrée termine, après sa mort, la monographie sur Les Coqs de bruyère, dont il avait déjà écrit plusieurs chapitres. Après sa parution, en 1980, tous les deux deviennent lauréats de l’Académie des sciences, en 1986. Sa très riche collection de crà¢nes, d’ossements et de sujets naturalisés a fait l’objet d’un don au Muséum national d’histoire naturelle en 2007 et à celui de Grenoble en 2009, auquel il avait déjà beaucoup donné de son vivant.
Bibliographie partielle de Marcel Couturier :
– Couturier, Marcel, A., J. (1938) Le chamois (Rupicapra rupicapra (L.)). Histoire naturelle, Ethologie, Chasse. (Grenoble, B. Arthaud). 857 p.
– Couturier, Marcel, A., J. (1943) ’Projet d’un parc national à bouquetins en France’, Revue de Géographie Alpine XXXI, 3 : 393-398.
– Couturier, Marcel, A., J. (1949) Sur les traces de mes 500 chamois de France (Paris : Arthaud).
– Couturier, Marcel, A., J. (mai-juin 1951) ’L’hiver et les chamois’, La Montagne : 53-55.
– Couturier, Marcel, A., J. (1951) ‘Les bouquetins et le Parc national du Grand Paradis depuis la dernière guerre’, Revue de géographie alpine XXXIX, 2 : 345-353.
– Couturier, Marcel, A., J. (1954) L’ours brun (Ursus arctos L.)(Grenoble, édité par l’auteur). 905 p.
– Couturier, Marcel, A., J. (1955) ‘Le parc national à bouquetins de Savoie. Étude technique’. La Terre et la Vie CII, 3 :168-190.
– Couturier, Marcel, A., J. (1956) ‘La Savoie et les bouquetins.’ La Renaissance Savoyarde, 14 janvier 1956, pp.1-2.
– Couturier, Marcel, A., J. (1956) ’La protection du Bouquetin dans un parc national en Savoie’, La Montagne et Alpinisme LXXXII, 8 : 239-245.
– Couturier, Marcel, A., J. (1959) ’Parc national ou colonie ? À la certitude de nos bouquetins savoyards, préférerons-nous les aléas d’une acclimatation ? ’ Société Scientifique du Dauphiné LXXII, 5 : 3-14.
– Couturier, Marcel, A., J. (1961) ‘Ecologie et protection du Bouquetin et du Chamois dans les Alpes’, La Terre et la Vie, CVIII, 1 :54-73.
– Couturier, Marcel, A., J. (1961) ‘L’acclimatation du bouquetin des Alpes. Difficultés et conditions de réussite.’, La Terre et la Vie CVIII, 4 : 440-445.
– Couturier, Marcel, A., J. (1962) Le Bouquetin des Alpes (Grenoble, édité par l’auteur). 1564 p.
– Couturier, Marcel A., J. et Couturier Andrée (1980) Les coqs de bruyère. (Grenoble, édité par l’auteur). 1 530 p.
Sources :
– ouvrages de Marcel Couturier
– entretien avec Jean Brossier, ingénieur des Eaux et Forêts, réalisé par Isabelle Mauz le 9 octobre 2001.
– articles de presse
Ce texte tient compte de précisions et corrections apportées par Bernard Couturier.