En 1971, il y a plus d’un demi-siècle, était créé le ministère de l’environnement. Cette institutionnalisation concrétise la volonté du gouvernement français d’une « maîtrise plus grande de ‘l’environnement’ », selon l’expression de la lettre de mission du premier ministre du 24 octobre 1969. A la suite de cette lettre, un groupe de travail interministériel est mis en place et propose en 1970 le programme des « cent mesures pour l’environnement ». La création d’un ministère délégué à « la protection de la nature et de l’environnement » le 7 janvier 1971 marque l’aboutissement du processus par lequel le gouvernement se saisit de l’environnement.
Ce colloque se propose de revenir sur ce processus de mise en gouvernement de l’environnement, en croisant socio-histoire de l’État, des problèmes et politiques publiques avec l’histoire environnementale, et en se focalisant sur un moment court et constitutif : de 1969 à 1977. Comment « l’environnement » est-il alors institutionnalisé et construit comme catégorie et comme objet de gouvernement ? Pourquoi créer un ministère en charge d’un nouveau « secteur » de l’action publique ? Si le moment 1965-1975 voit l’affirmation de « l’environnement » comme catégorie d’appréhension du réel (F. Charvolin), sa « mise en gouvernement » a pu impliquer autant des recyclages ou ré-étiquetages de services et pratiques préexistants que des nouvelles créations au plan de l’administration et de l’action publique. Le processus d’appropriation et de définition de « l’environnement » a en outre été un champ agonistique entre divers acteurs, y compris au sein de l’État au moment de délimiter ou de défendre des champs de compétences comme de construire des causes publiques.
On cherchera premièrement à décrire le quotidien de cette nouvelle activité de gouvernement : en quoi consiste le travail au cabinet du ministère de l’environnement et dans la haute-administration de l’environnement dans ces premières années ? Comment se négocie la place d’un nouveau département dans l’interministériel et la haute administration ? Quels sont les pans de réalité et les champs d’activité sur le territoire français qui deviennent des domaines à gouverner ? Quelles tactiques et instruments sont mis en œuvre ? Comment s’organisent les rapports et les interfaces avec les citoyens dans les divers aspects de la défense de l’environnement, avec les scientifiques, avec le Parlement, avec les partis politiques, avec les élus locaux, avec les intérêts industriels ou les enjeux de puissance militaire ? Comment les enjeux environnementaux viennent-ils (avec des succès divers) rencontrer les trajectoires historiques, parfois longues et profondes, de l’État organisateur de l’essor industriel, infrastructurel et énergétique, de l’État orchestrateur de la mise en valeur des ressources (mines, forêts, cours d’eau, pêcheries, industrialisation de l’agriculture…), de la France (néo)coloniale ? Comment, enfin, l’action publique environnementale trouve-t-elle écho dans la vie politique et parlementaire, devenant un élément de recomposition des clivages politiques établis, autour des notions de croissance, de cadre de vie, de maîtrise de l’aménagement du territoire ?
On pourra aussi éclairer la mise en gouvernement de l’environnement dans la France pompidolienne et giscardienne à l’aune de son contexte international : comment la régulation des effets collatéraux du développement industriel devient-elle un objet de concernement, de coopération et de compétition industrielle et diplomatique internationale ? De quelles manières « l’environnement mondial » s’invite-t-il à l’agenda des arènes internationales (Année européenne de la protection de la nature en 1970, Conférence des Nations Unies sur l’Environnement Humain à Stockholm en juin 1972, etc.) et comment le gouvernement français s’y positionne-t-il ? La mise en gouvernement de l’environnement et les mutations économiques concomitantes ouvertes dans les années 1970 (fin du système de Bretton Woods, financiarisation, désindustrialisation des États occidentaux) sont-elles corrélées, et le cas échéant de quelle manière ? Quels mouvements communs et quelles temporalités partagées peuvent se tisser entre histoire environnementale, histoire sociale et histoire économique ?
Plutôt que de considérer la naissance d’un nouveau secteur ministériel comme une évolution naturelle des sociétés industrielles devenant plus complexes, on pourra également appréhender la mise en gouvernement de l’environnement comme répondant à des situations et activités critiques conduisant des acteurs des « sommets de l’État » (P. Birnbaum) à travailler à reprendre la main en vue de rester « propriétaires de problème public » (J. Gusfield). Le rapport des grands corps d’État (ingénieurs des mines, des ponts et chaussées, du génie rural des eaux et forêts) au domaine d’action publique nouveau que représente l’environnement doit être interrogé à l’aune de cette volonté des représentants de chaque institution de prendre la main sur ce champ de compétence qui devient champ de concurrence. La constitution progressive et agonistique d’un « éco-pouvoir » (P. Lascoumes) pourra ainsi être analysée dans la complexité des rapports de forces entre acteurs de différentes natures (corps d’ingénieur, associations, experts, administrations). Cette dimension réactive et stratégique pourra aussi éclairer la mise en gouvernement de l’environnement comme répondant à des alertes environnementales multiples, à des mises en critique de la croissance (cf. Rapport au Club de Rome, 1972) ou à des mobilisations qui se multiplient en cette fin des dites « Trente Glorieuses ». L’analyse de ces dimensions stratégiques et réactives pourra également être enrichie d’une dimension comparative ou d’une approche par les circulations internationales des dispositifs de mise en gouvernement de l’environnement, en s’intéressant aux développements de formes de concurrence, d’inspiration ou de coordination entre les politiques publiques de différents États.
Seront également explorés les rapports sociaux au vivant, aux terrains de vie et aux subsistances en se départant des catégories alors imposées par l’État et ses experts. On se souvient que Pierre Bourdieu avertissait en 1993 qu’« entreprendre de penser l’État, c’est s’exposer à reprendre à son compte une pensée d’État » et notait combien « les administrations publiques et leurs représentants sont grands producteurs de "problèmes sociaux" que la science sociale ne fait bien souvent que ratifier en les reprenant à son compte comme problèmes sociologiques ». Des travaux documentant des pratiques vernaculaires, subalternes, populaires à ce que les opérations de mise en gouvernement nommeront « environnement », et leurs résistances multiformes à ces opérations auront ainsi toute leur place dans ce colloque. Symétriquement, loin de voir « l’environnement » comme une catégorie et un système d’action univoquement et unilatéralement élaborés, stabilisés et imposés par l’État à la société, des communications pourront éclairer les tensions, divergences, concurrences, contingences ou échecs dans le processus d’institutionnalisation de l’environnement comme dans le niveau de réponse à donner aux défis environnementaux d’alors.
Les communications reposeront sur l’exploitation inédite de sources primaires et documenteront ce que mettre en gouvernement l’environnement signifie dans ce moment clé de création d’un ministère de l’Environnement (qui prendra les années suivantes de multiples dénominations).