Lorsque la loi sur la protection de la nature est définitivement adoptée par l’Assemblée nationale le 25 juin 1976 puis promulguée par le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, le 10 juillet, une longue et chaotique période s’achève, celle de son élaboration commencée à la fin des années soixante. Viendra ensuite celle de la rédaction de ses premiers décrets d’application, parus en 1977 et 1979, puis l’application de ses dispositions d’origine, sur une vingtaine d’années, jusqu’à ce qu’elle soit renforcée par la loi du 2 février 1995, dite loi « Barnier  ».
Cet article a pour objectif de relater la première étape, celle de son élaboration.
Néanmoins, avant d’en arriver là , il paraît utile de rappeler que la politique de protection de la nature n’a pas commencé avec la loi de 1976, ni même avec la création d’un premier ministère de la protection de la nature et de l’environnement en 1971. Sans remonter à des temps plus anciens o๠l’on trouverait les prémices de la reconnaissance par le pouvoir royal puis par l’État de la nécessité de la conservation de certaines ressources naturelles, telle la forêt, et des beautés de la nature [1] , on peut dater de l’après dernière guerre le lancement d’un certain nombre d’initiatives majeures en faveur de la protection de la nature, au sens o๠nous l’entendons encore aujourd’hui : citons notamment l’institution en 1946 d’un Conseil national de la protection de la nature et, en 1948, la création d’une Union Internationale pour la Protection de la Nature (UIPN) à Fontainebleau et de nombreuses autres actions présentées ci-après.
Il faut dire d’emblée que durant les années cinquante et soixante, si le boom économique des « Trente Glorieuses  » bat son plein, nombreux sont les scientifiques et les intellectuels qui alertent l’opinion et les pouvoirs publics sur les dégradations que font subir à la nature le développement industriel, l’aménagement du territoire et la modernisation rapide de l’agriculture. Ils tentent de faire prendre conscience que le développement économique ne doit pas se faire au détriment de l’Homme et de la Nature (Roger Heim, Georges Duhamel, Michel-Hervé Julien, Robert Hainard, Samivel, Théodore Monod, François Bourlière, Jean Dorst …). Un hommage doit être rendu à ces personnalités diverses du monde scientifique, universitaire et littéraire, peu nombreuses mais de très haute qualité intellectuelle et morale qui défendirent cette cause. Il doit en être de même vis-à -vis de quelques hommes politiques visionnaires et de trois institutions qui prirent une part active dans l’écriture de cette histoire d’avant la loi sur la protection de la nature, la Société Nationale de Protection de la Nature, le Muséum National d’Histoire Naturelle et le Conseil National de Protection de la Nature. Il faut y ajouter un petit groupe de jeunes fonctionnaires de toutes origines, enthousiastes et passionnés par la cause de la protection de la nature, qui agirent avec de faibles moyens, et dans un contexte o๠celle-ci n’avait pas encore acquis sa légitimité dans l’opinion publique et heurtait de puissants intérêts publics et privés.
Le rappel de ces premiers éléments précurseurs d’une politique plus globale qui verra effectivement le jour avec la création du ministère dirigé par Robert Poujade en 1971, a aussi pour but de faire comprendre pourquoi s’est progressivement imposée l’idée d’une grande loi générale sur la protection de la nature. Mais passer de l’idée à l’adoption de la loi prendra du temps, une longue marche de huit années …
C’est au sein de la direction générale des Eaux et Forêts que la plupart de ces initiatives prirent corps, au commencement des années cinquante. Le premier souci des précurseurs fut de sensibiliser l’opinion publique, les enseignants, de former des hommes et de persuader les autorités.
A titre d’illustration, on peut citer l’instruction du 23 avril 1953 du directeur général, François Merveilleux du Vignaux. Il attirait spécialement l’attention des conservateurs des Eaux et Forêts sur l’intérêt d’une « propagande active en faveur de la protection de la nature  » et insistait sur l’opportunité pour les ingénieurs chargés de cours dans les écoles normales « d’inclure dans leur programme d’enseignement une leçon spécialement consacrée à développer cette notion de base qu’est le respect dà » aux choses de la nature  ». Il récidivait le 11 juin 1953 en leur diffusant une leçon-type consacrée à « la protection de la nature, à sa nécessité et à ses avantages  » rédigée par l’Union Internationale pour la Protection de la Nature.
L’une des raisons de ce choix tactique était que l’administration des Eaux et Forêts avait bien peu de moyens juridiques et financiers à sa disposition pour lancer et assurer des actions réelles de conservation sur le terrain en dehors des forêts domaniales et de certains terrains de l’Etat. Et les richesses scientifiques et biologiques du pays étaient mal connues.
Les outils juridiques spécifiques faisant défaut, il fut tout d’abord proposé d’étendre la possibilité de classement des monuments naturels et des sites, offerte par la loi du 2 mai 1930 aux sites revêtant un intérêt scientifique pour en faire des réserves naturelles. Ceci fut fait avec l’adjonction de l’article 8 bis en 1957 et le classement en 1961 d’une première réserve naturelle officielle, le lac Luitel dans l’Isère à l’initiative d’un conservateur des Eaux et Forêts de Grenoble, M. Gaubert [2] . Mais ce dispositif ne répondait pas à toutes les situations alors que de fortes pressions s’exerçaient sur les espaces et milieux naturels. La direction générale des Eaux et Forêts reçut du Gouvernement la mission de trouver des solutions nouvelles pour y répondre. Elle s’organisa en conséquence en confiant d’abord cet objectif à un chargé de mission, Yves Bétolaud, puis à partir de 1957 en constituant en son sein une division de la Protection de la Nature dont celui-ci prit la tête [3] et qui fut ensuite transformée en sous-direction de l’Espace Naturel en 1965 dans le cadre de la réforme du ministère de l’Agriculture.
Pour contenir la poussée urbaine et son appétit dévorant pour les espaces boisés, les ministères de la Construction et de l’Agriculture firent adopter l’ordonnance du 31 décembre 1958 [4]
qui a ouvert la possibilité de classer en zone inconstructible dans les plans d’urbanisme, futurs plans d’occupation des sols (POS), certains espaces boisés urbains et périurbains.
Pour les grands espaces dotés de paysages et d’écosystèmes remarquables, il n’existait pas d’outils juridiques non plus. Les parcs nationaux avaient cette fonction à l’étranger, et, paradoxalement, dans les colonies françaises o๠de nombreux parcs avaient été créés entre 1921 et 1936 par les gouverneurs de ces territoires. Mais il n’en existait pas en France métropolitaine, à l’exception du parc national du Pelvoux institué dans des conditions particulières par l’État entre 1913 et 1924, à l’instigation du conservateur des Eaux et Forêts de Grenoble, Alphonse Mathey [5]. Celui-ci avait développé très tôt l’idée d’établir des parcs nationaux en France, dès 1913, dans un rapport présenté au congrès international forestier [6] . Mais la guerre stoppa ce mouvement. Au mois de décembre 1959 le Premier ministre, Michel Debré, demanda à la direction générale de préparer un texte instituant les parcs nationaux [7]. Ce fut fait très rapidement en relation étroite avec le Conseil National de la Protection de la Nature dont l’une des missions consistait justement à définir le statut des parcs nationaux et des réserves. La loi fut adoptée par le Parlement et promulguée l’année suivante par le Général de Gaule, le 22 juillet 1960.
Pour les citadins, de plus en plus nombreux à vouloir s’aérer et pour les touristes et vacanciers, les forêts publiques offraient un lieu de détente en rapport avec leur fonction sociale mais elles bénéficiaient jusqu’alors de bien peu d’aménagements spécifiques pour permettre leur accueil sans porter atteinte au cadre naturel, à la faune et à la flore, au calme des lieux et à la production forestière. La direction générale proposa en 1962 au ministre de l’Agriculture, Edgar Pisani, une véritable politique d’aménagement des forêts domaniales et des collectivités pour l’accueil des visiteurs et des promeneurs. Cette nouvelle politique eut des effets bénéfiques sur l’éducation du public et permit notamment, en raison de la demande sociale qu’elle engendra, de valoriser et de protéger les forêts et espaces verts périurbains.
Cette politique d’ouverture des espaces publics forestiers avait aussi un corollaire : l’acquisition par l’Etat et les collectivités de forêts remarquables menacées en région parisienne et près d’autres agglomérations telles que Lille et Marseille et sur le littoral.
Dans un pays comme la France o๠l’emprise humaine avait été et restait forte, il apparaissait évident que les parcs nationaux seraient peu nombreux en raison des exigences auxquelles ils devaient répondre. Toutefois, d’autres formules étaient pratiquées à l’étranger, notamment en Allemagne et en Grande-Bretagne, permettant de satisfaire les besoins en loisirs des habitants des grandes agglomérations, sans pour autant rechercher des buts scientifiques ou des sites exceptionnels. A l’initiative d’Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, et d’Olivier Guichard, délégué à l’Aménagement du territoire, une mission fut envoyée en Allemagne fédérale en juillet 1964 pour étudier le système des Naturparks allemands. A son retour, elle rédigea un rapport préconisant d’adopter en France une formule voisine [8]. Un décret permettant d’instituer des parcs naturels régionaux était signé le 1er mars 1967 par le Général de Gaulle.
Comme il a été souligné plus avant, les connaissances sur les milieux naturels, la faune et la flore étaient fragmentaires et empiriques, ce qui amenait à porter au coup par coup des jugements sur les risques que les projets d’équipement pouvaient faire encourir aux richesses naturelles. L’équipe en charge de la protection de la nature ressentit le besoin de disposer de plus d’informations pour être plus efficace. Cette préoccupation était partagée par le Conseil National de la Protection de la Nature. Celui-ci demanda en 1968 à la direction générale des Eaux et Forêts de rassembler les données disponibles. A cette fin, par une circulaire du 21 avril 1969, les ministres de l’Agriculture et des Affaires culturelles demandèrent aux préfets de conduire un « pré-inventaire des sites et richesses naturelles de la France  » en faisant renseigner des fiches élaborées par le Muséum National d’Histoire Naturelle. Devant l’urgence, instruction leur était donnée de recenser en priorité et rapidement les sites les plus remarquables afin de pouvoir parer à leur destruction [9].
Au mois de septembre de l’année suivante, alors que la France venait de connaître les événements de Mai 68, se tint à Paris à l’UNESCO la première conférence intergouvernementale d’experts sur « les bases scientifiques de l’utilisation rationnelle et de la conservation des ressources de la biosphère  » [10]. Le rapport présenté par la délégation française mentionnait, pour la première fois, qu’un texte général sur la protection de la nature était en préparation dans les services du ministère de l’Agriculture. Il s’agissait d’un premier projet de protection juridique du patrimoine naturel français. Elaboré par la sous-direction de l’Espace Naturel, le texte, un décret, prévoyait de donner la possibilité aux préfets d’établir par arrêté des listes d’espèces végétales et animales et des minéraux à protéger dans leur département. Ce texte fit l’objet d’un examen approfondi par la section des travaux publics du Conseil d’Etat, mais aucune suite de lui fut donnée à ce moment-là [11] .
Cette-année là , dans la foulée des « événements  » du mois de mai, les associations locales et régionales de protection de la nature, avaient ressenti la nécessité de se regrouper pour mieux faire entendre leur voix des pouvoirs publics. Elles demandèrent à la SNPN, présidée par François Hà¼e, de prendre la tête de la création de la Fédération Française des Sociétés de Protection de la nature (FFSPN).
Le 23 mai 1969 éclata « l’affaire de la Vanoise  » qui verra, à l’instigation des associations de protection de la nature, se mobiliser la France entière pour défendre l’intégrité du parc national de la Vanoise lorsque la station de sports d’hiver de Val Thorens voulut s’étendre sur le glacier de Chavière et le vallon de Polset. L’indignation et le tollé général furent d’une telle ampleur [12] que le Président de la République, Georges Pompidou, donna lui-même l’ordre de stopper le projet.
Cet événement eut une portée considérable. Il peut être considéré comme fondateur d’un nouveau cours de l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement en France. Une prise de conscience s’était installée, en particulier parmi certains responsables publics et politiques. A partir de cette année là , les choses s’accélérèrent. A l’instigation de Serge Antoine, alors chargé de mission à la DATAR et de quelques fonctionnaires, dont Alain Bacquet, Philippe Saint-Marc, Yves Bétolaud et de l’académicien Louis Armand, un remueur d’idées, une réflexion fut engagée pour élaborer un programme d’action sur l’environnement. A la suite de cette initiative, le Premier ministre, M. Jacques Chaban-Delmas, qui prônait une « nouvelle société  », écrivit le 24 octobre 1969 à ses ministres pour leur demander de lui proposer « un programme d’action propre à assurer une maîtrise plus grande de l’environnement, par les moyens, notamment, de la lutte contre les nuisances, de la réduction du bruit, de l’élimination des déchets, de la sauvegarde des sites et des paysages, de la protection des grands espaces naturels  ». Il chargeait la DATAR d’animer un groupe de travail interministériel pour finaliser le programme en relation avec Louis Armand.
La décennie des années soixante-dix commença par une année faste pour la protection de la nature. Ce fut tout d’abord le discours mémorable du président de la République, Georges Pompidou, à Chicago, le 28 février 1970, lors de son voyage aux Etats-Unis. A bien des égards, cette allocution restera comme fondatrice de la nouvelle politique de la protection de la nature et de l’environnement qui allait être lancée en France sous son impulsion. Il y déclarait notamment : « Il faut créer et répandre une sorte de morale de l’environnement imposant à l’Etat, aux collectivités, aux individus, le respect de quelques règles élémentaires, faute desquelles le monde deviendrait irrespirable  ».
Ce même mois de février 1970, à Strasbourg, se tenait, dans le cadre du Conseil de l’Europe, la première conférence ministérielle européenne sur la conservation de la nature et la célébration de la première « Année européenne de la protection de la nature  ». Ce fut un événement qui, grà¢ce aux innombrables manifestations organisées dans les pays européens et l’écho que leur ont donné la presse, la radio et la télévision, permit de sensibiliser en masse, et pour la première fois, l’opinion publique et les responsables politiques aux dangers auxquels l’homme s’exposait en souillant et en dénaturant le milieu dans lequel il vit. En France, le comité d’organisation était présidé par le ministre de l’Agriculture, Jacques Duhamel.
Sous un titre choc, « La nature n’en peut plus  », celui-ci fit établir par Nicolas Skrotzky dans un numéro spécial du bulletin d’information du ministère publié par la Documentation Française, le bilan de toutes les « nuisances  », on dirait aujourd’hui les « pressions  », qu’exerçait l’homme sur la nature et son environnement. L’auteur y dressait un constat sans complaisance, catastrophique : explosion démographique, pollution de l’air et de l’eau, érosion et empoisonnement des sols, massacre de la faune. Ce constat l’amenait à conclure que la période d’exploitation « sauvage  » de la planète était terminée et que devait s’y substituer une organisation globale basée sur une connaissance parfaite des conditions de l’environnement et une gestion du milieu naturel devant répondre aux exigences de tout économie : prévision et organisation, contrôle constant de l’évolution de la situation.
Ainsi, au début des années soixante-dix, la prise de conscience est quasi générale et le constat est sans appel. Ce cri, « La nature n’en peut plus  » est poussé par tous ceux, hommes de sciences et de lettres surtout mais aussi responsables de grands organismes nationaux, publics et privés et par quelques hommes politiques qui, depuis une vingtaine d’années déjà , ne cessent de tirer les sonnettes d’alarme sur les dangers que fait courir à la nature et au-delà d’elle, à l’homme, « la technique qui devrait le servir au lieu de l’asservir  », avait déjà dit Eugène Claudius Petit, ancien ministre, le 6 novembre 1957, en présidant l’assemblée constitutive des parcs de France avec l’écrivain Georges Duhamel.
Dans ce mouvement général, et pour donner plus d’ampleur à l’action entreprise par son ministère, Jacques Duhamel, créa une direction générale de la Protection de la Nature (DGPN) la 4 mars 1970 et nomma à sa tête le préfet Marcel Blanc. Elle était notamment chargée « d’étudier, animer, coordonner, l’ensemble des actions tendant à la défense de la nature et à la préservation des équilibres biologiques, à l’aménagement du milieu naturel  ».
Le programme des « Cent mesures pour l’environnement [13]  » demandé par Jacques Chaban-Delmas fut bouclé au mois de mai 1970 en comité interministériel. Il fut finalement adopté le 10 juin suivant en Conseil des ministres. A cette occasion, le Président de la République, Georges Pompidou, déclara notamment : « Il ne s’agit que de la toute première étape d’une action qui demandera persévérance et obstination. L’action à mener ne peut qu’être interministérielle. Ce qui est en cause, ce sont les conditions mêmes et le cadre de vie des hommes  ». Compte-tenu du nombre des services et organismes intéressés par ces mesures et de la nécessité d’intégrer les diverses actions dans une politique cohérente, le Gouvernement institua par décret du 30 juillet 1970, un Haut-Comité de l’Environnement chargé de suivre l’application des mesures de ce premier programme et de faciliter la concertation interministérielle.
C’est dans ce programme, à la mesure 58, que l’on trouve la seconde évocation officielle d’un projet de loi sur la protection de la nature, mais dans une acception réduite à « l’interdiction du prélèvement de certaines espèces rares et menacées  ». Le ministre de l’Agriculture avait confirmé que ce projet de loi était prêt à être soumis au Parlement devant le congrès de la Fédération française des sociétés de protection de la nature réuni à Chaumont les 5 et 6 juin 1970.
Néanmoins, force a été de constater qu’à la fin de l’année, le texte n’était toujours pas déposé. Pourtant, un projet dit « Bétolaud  » modifiant et complétant le code rural existait bel et bien. Et il est intéressant de constater que ce texte prévoyait déjà , outre la préservation des espèces rares, que « la protection de la nature, notamment de l’espace naturel, des équilibres biologiques et des ressources naturelles renouvelables contre toutes les causes de dégradation qui les menacent, et notamment contre la pollution de l’atmosphère et de l’eau, est d’intérêt général  ». Les effets attendus de cette disposition étaient cependant restreints au domaine d’application du code rural. Le texte comportait aussi une série de mesures pour adapter la réglementation et la pratique de la chasse aux nécessités de la protection de la nature.
L’année 1970 avait bien commencé et elle avait été riche de signes politiques et de décisions favorables à la protection de la nature et de l’environnement mais elle se terminait sans que la loi attendue par les associations de protection de la nature n’ait été déposée devant le Parlement.
Et pour cause, le début de l’année 1971 allait créer une surprise mais d’une autre nature ! Annoncé par un communiqué de l’Elysée le 8 janvier, un décret daté du 2 février fixait les attributions du tout nouveau ministre délégué auprès du Premier ministre, Robert Poujade, chargé de la protection de la nature et de l’environnement. Le rêve devenait réalité pour tous ceux qui pensaient que la conservation des richesses naturelles ne serait efficace que le jour o๠elle serait prise en charge par un ministère de plein exercice, un « grand  » ministère, comme l’écrivait Christian Jouanin dans le Courrier de la Nature de ce début d’année 1971.
Durant la première année, M. Poujade, dut redoubler d’efforts pour constituer son ministère - pour exister- et tenter d’infléchir la politique des autres ministères. Installés de longue date, dotés d’administrations bien pourvues en personnels et en moyens, ceux-ci, à l’exception de l’administration forestière du ministère de l’Agriculture, découvraient l’environnement, une idée nouvelle et dérangeante pour eux. Ce n’est que l’année suivante qu’il trouva l’opportunité de réouvrir le dossier de la loi sur la protection de la nature. Il avait hérité de la direction générale de la Protection de la Nature (DGPN) qu’il transforma en direction générale de la Protection de la Nature et de l’Environnement (DGPNE) et il avait conservé son directeur, M. Marcel Blanc. De ce fait il héritait aussi du projet de loi sur la protection de la nature, le projet « Bétolaud  » déjà cité, que le ministère de l’Agriculture n’avait pu faire aboutir malgré l’action volontariste de M. Duhamel.
M. Poujade, pensait que si le bilan de la politique française des parcs naturels était largement positif, il ne devait pas pour autant masquer la réalité. Il était convaincu que ce n’était pas parce que des « coins de paradis  » avaient été protégés ici et là que la protection des espaces naturels était assurée. Il convenait pour ce faire de changer d’échelle et d’approche. Il lui fallait disposer d’un outil législatif de portée plus général pouvant s’imposer en dehors des espaces protégés. Le 18 septembre 1972, Marcel Blanc lui proposa de remettre en chantier les deux projets de loi qu’il avait rapportés de l’Agriculture : l’un sur une réforme de la chasse, l’autre sur la protection de la nature et de l’environnement.
Dans la réponse qu’il lui fit, le 20 octobre, M. Poujade donnait son accord à ces propositions. On peut dater de ce jour le démarrage de l’épopée du projet de la loi sur la protection de la nature, qui, de version en version, d’avatars divers en relances successives, finira par être adopté.
Cette année-là , le 14 novembre, sur une proposition de Philippe Saint-Marc, la Fédération des sociétés de protection de la nature (FFSPN) avait adopté une « Charte de la nature  » et avait élaboré un programme d’actions conjointes des associations [14].
Parmi les orientations principales retenues dès le départ, figurait le principe de « l’intérêt général des équilibres biologiques [15]  », déjà contenu dans le projet « Bétolaud  » mais sa portée était étendue bien au-delà de l’espace rural. Il était considéré que la protection de la nature étant désormais hissée au rang d’un ministère de plein exercice, celle-ci devenait ipso facto d’utilité générale.
Un avant-projet de texte daté du 26 octobre 1972 traduisait ce principe dès l’article 1er : « La protection de l’espace naturel, la préservation des espèces animales et végétales, le maintien des équilibres biologiques auxquels ils participent et la conservation des ressources naturelles contre toutes les causes de dégradation qui les menacent sont d’intérêt général. Il est du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde du patrimoine naturel dans lequel il vit. Les activités publiques ou privées d’aménagement, d’équipement et de production doivent se conformer aux mêmes exigences  ».
Mais cet avant-projet s’enrichissait aussi d’une disposition inédite directement issue des réflexions du cabinet de M. Poujade et de M. Blanc à partir des attributions du ministre [16] . L’article 15 disposait que « le ministre délégué est saisi pour avis, avant leur examen en Conseil d’Etat, des déclarations d’utilité publique visant des équipements ou des aménagements de production ou d’infrastructures :
– qui sont susceptibles de porter atteinte dans une région considérée à la survie d’une espèce animale ou végétale, à la préservation d’un biotope présentant un intérêt scientifique particulier ;
– ou qui sont de nature à compromettre l’équilibre biologique de la dite région  ».
Les autres dispositions de cet avant-projet concernaient la protection des espèces végétales et animales sauvages par arrêtés ministériels ou préfectoraux, la rénovation des critères et de la procédure de classement et de gestion des réserves naturelles, l’institution d’une charte des réserves agréées et un régime de sanctions pénales.
Ce texte fournit le point de départ de rédactions successives qui conduiront jusqu’à celle qui sera déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 22 avril 1975. Il fut d’abord porté à la connaissance de six ministères lors d’une réunion tenue le 14 novembre 1972. Des consultations ministérielles élargies à 16 ministères furent ensuite organisées entre janvier et juin 1973 sur un nouveau texte.
Ces dispositions nouvelles, et particulièrement celles sur l’avis du ministre sur les DUP puis, plus tard, sur la disposition introduite à l’article 2 pour faire réaliser des études préalables à certains projets furent, c’est peu dire, mal accueillies par les ministères aménageurs et les maîtres d’ouvrage au prétexte qu’elles risquaient « d’interdire les grands travaux car les écologistes diraient toujours " non "  » [17] . Les nombreux obstacles qu’elles rencontrèrent firent prendre du retard au texte. Il était prêt au début de 1974 dans les services [18] de la direction de la protection de la nature alors dirigée par M. Jean Servat depuis la réforme du ministère intervenue le 27 mars 1973. Le décès soudain du Président Pompidou, le 2 avril 1974, empêcha le projet d’aboutir.
L’article 2 était rédigé ainsi : « Les projets entraînant un changement notable du milieu ou de la destination du sol doivent être accompagnés d’une étude spéciale de leurs conséquences sur le patrimoine naturel dès lors qu’ils sont entrepris par une collectivité publique ou avec son approbation ou son concours financier. Un décret déterminera les modalités d’application du présent article. Il fixera notamment les conditions dans lesquelles l’étude requise sera prise en considération dans les procédures réglementaires existantes ou créera le cas échéant les procédures appropriées  ».
Après l’élection du nouveau président de la République, M. Valéry Giscard d’Estaing et la formation du Gouvernement de M. Jacques Chirac, le dossier était repris successivement par M. Alain Peyrefitte, ministre des Affaires Culturelles et de l’Environnement, puis par M. André Jarrot, ministre de la Qualité de la vie. C’est lui qui déposa finalement le projet de loi devant l’Assemblée nationale, le 23 avril 1975.
De l’exposé des motifs, il ressortait :
– que la loi doit préciser de façon formelle l’intérêt général que revêt la conservation de l’espace naturel, la préservation des espèces animales et végétales, le maintien des équilibres biologiques et la protection des ressources naturelles et doit, en conséquence, y subordonner toute intervention nouvelle dans le milieu naturel ;
– la volonté de donner à la notion « d’équilibre biologique  » une dimension fondamentale « d’intérêt général  ».
Il était beaucoup attendu de l’introduction de cette disposition novatrice. Elle devait conduire les pouvoirs publics et les citoyens tout à la fois :
– à une modification d’un état d’esprit ;
– à une nouvelle approche des problèmes d’aménagement ;
– à une plus grande détermination dans la mise en œuvre des mesures nécessaires à la préservation de l’espace naturel ;
– à des actions particulières en faveur de la protection des espèces animales et végétales en voie de raréfaction.
Mais les articles 1er et 2 étaient en retrait au regard des versions antérieures :
- article premier : « La protection des espaces naturels, la préservation des espèces animales et végétales, le maintien des équilibres biologiques auxquels ils participent et la protection des ressources naturelles contre toutes les causes de dégradation qui les menacent sont d’intérêt général et s’imposent aux activités publiques ou privées  ».
- article 2 : « Les travaux et projets d’aménagement qui sont entrepris par une collectivité publique ou qui nécessitent une autorisation ou une décision d’approbation doivent respecter les préoccupations d’environnement. Un décret en Conseil d’Etat détermine les modalités d’application du présent article. Il fixe notamment les conditions dans lesquelles ces préoccupations sont prises en considération dans les procédures réglementaires existantes  ».
L’absence de mention de l’obligation d’étude d’impact dans le corps de la loi, renvoyée dans un décret, l’absence de procédure d’agrément de réserves naturelles volontaires pour les propriétaires privés, l’absence de dispositions pour l’agrément des associations de protection de la nature déçurent beaucoup ces dernières. Leur fédération [19] s’activa pour obtenir de M. Roland Nungesser, le rapporteur à l’Assemblée Nationale qu’il réintroduise ces dispositions par amendement, ce qui, finalement, fut fait. Les discussions amenèrent aussi le Parlement à renforcer les dispositions prévues par le texte du Gouvernement dans les autres domaines, en particulier dans la protection des animaux domestiques et de compagnie en faisant de l’animal un être sensible.
Les débats à l’Assemblée Nationale et au Sénat se déroulèrent d’avril à juin 1976 alors que M. André Fosset, secondé par M. Paul Granet, secrétaire d’Etat, avait succédé à M. André Jarrot. Ils mobilisèrent de nombreux parlementaires, furent d’une haute tenue, dépassant souvent les clivages politiques.
Au final, le texte de loi a été voté à l’unanimité par les deux assemblées, moins une voix à l’Assemblée Nationale.
Au terme de cette histoire, il est tentant d’emprunter la conclusion à M. Robert Poujade, tant elle résume bien l’enjeu de cette loi : « Si l’on impose ces deux idées, la protection de la nature est d’intérêt général et tout projet doit être précédé d’une étude de ses conséquences sur la nature, nous sauverons encore beaucoup de paradis pour demain  ».
Henri Jaffeux
Chargé de mission Biodiversité-Aires protégées (MEDD/ DNP)
[1] Telle la loi du 21 avril 1906 organisant la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique
[2] Seules existaient des réserves naturelles privées crées à l’instigation d’associations de protection de la nature : parmi celles-ci, la réserves des Sept-Iles en 1913, par la Ligue Française pour la Protection des Oiseaux et les réserves de Camargue en 1927 et du Néouvielle en 1936 par la Société Nationale de Protection de la Nature
[3] Outre Yves Betolaud, la petite équipe se composait à partir de 1965 de deux ingénieurs des Eaux et Forêts : Bernard Fischesser et André Soubeiran
[4] Ordonnance n° 58-1400 du 31 décembre 1958 abrogeant les articles 23 et 33 du code de l’urbanisme et de l’habitation et donnant aux fonctionnaires et agents contractuels de l’Administration forestière, le droit de constater certaines infractions.
Décret n° 58-1468 du 31 décembre 1958, relatif à la conservation et à la création d’espaces boisés dans les communes tenues d’avoir un plan d’urbanisme.
Décret n° 59-1059 du 7 septembre 1959 fixant les conditions d’application du précédent décret.
En 1967, il y avait 40 000 ha d’espaces boisés classés
[5] Initialement appelé parc national de la Bérarde, puis du Haut Vénéon, il est l’ancêtre du parc national des Ecrins crée en 1974
[6] Ce congrès émit un vœu en faveur de l’établissement ou de l’extension dans chaque pays des parcs nationaux. A cette occasion fut créée l’association des Parcs Nationaux de France et des Colonies
[7] En 1937, une proposition de loi sur les parcs nationaux et les réserves naturelles avait été déposée par le député R. Sérot. En 1957 fut constituée l’association des Parcs naturels de France sous la présidence commune de G. Duhamel et de E. Claudius Petit. C’est au cours de cette réunion que fut exposée par André Prothin, directeur général de l’aménagement du territoire au ministère de la reconstruction et du logement, la conception des futurs parcs nationaux à la française avec leurs trois zones concentriques
[8] Cette mission était composée du colonel Henri Beaugé et de trois ingénieurs des Eaux et Forêts : Yves Bétolaud, Jacques Thibaudet et Jean Servat. La Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale organisa un colloque fondateur du concept de parc naturel régional à Lurs, en Haute-Provence du 25 septembre au 1er octobre 1966. Les deux années suivantes, fonctionna une « école itinérante des PNR  » pour la formation des futurs chargés de mission. De leurs missions dans 16 pays dont ils visitèrent les réalisations, ils tirèrent un important rapport, coordonné par Bernard Fischesser du CEMAGREF de Grenoble, qui fut transmis au Conseil de l’Europe
[9] Il comportait environ 13 000 sites identifiés, décrits et cartographiés sous l’égide de commissions départementales installées à cet effet, dont 8700 sites à caractère biologique. Parmi ces derniers, 7000 furent retenus par le CERAFER de Grenoble chargé du dépouillement. En 1972, une circulaire de la direction générale de la protection de la nature demanda, à titre expérimental aux préfets de la Côt-d’Or, de l’Isère et des Pyrénées Orientales d’assurer la mutation du pré-inventaire en inventaire
[10] De celle-ci sera issu le programme MAB (Man and Biosphere) lancé en 1971 dans le cadre de l’UNESCO et en particulier le réseau des réserves de la biosphère
[11] Le Conseil d’Etat estima qu’il fallait agir par voie législative au motif que de telles dispositions conduisaient à ne plus devoir considérer les espèces animales res nullius et les espèces végétales res propria, mais comme patrimoine de la nation
[12] La Société Nationale de Protection de la Nature diffusa 500 000 exemplaires d’un numéro spécial « Vanoise  » du Courrier de la Nature
[13] On prête à André Bettencourt, alors ministre de l’Aménagement du Territoire, l’origine de ce nom par allusion à la campagne des « cent fleurs  »de la révolution chinoise, en 1957 [Le Ministère de l’Impossible, R. Poujade, 1975
[14] Cette charte fut portée au débat politique des élections législatives de 1973 et de l’élection présidentielle de 1974. Philippe Saint-Marc avait été président de la Mission Interministérielle d’Aménagement de la Côte Aquitaine (MIACA) de 1966 à 1970
[15] Ce principe a été inspiré par la loi du 6 aoà »t 1963 (Code forestier) et par une disposition introduite dans la loi de finances rectificative pour 1969 sur les défrichements (article 158-8 du Code forestier) [noté dans un mémorandum de la DGPNE du 11 aoà »t 1972 relatif au projet de loi sur la protection de la nature]
[16] M. Blanc proposa au ministre d’inscrire dans la loi elle-même les bases de son décret d’attribution qui lui donnait compétence pour apprécier l’insertion des infrastructures et des grands aménagements de production
[17] R. Poujade, Le Ministère de l’Impossible, 1975
[18] M. Claude Fatoux, alors chef du service des parcs et réserves à la DNP, est l’un des principaux rédacteurs du texte de loi, jusqu’à son adoption en juillet 1976
[19] La FFSPN présidée par le professeur François Ramade mobilisa une petite équipe composée de Michel Brosselin, Jean-Patrick Le Duc, Christian Garnier, Jean-Pierre Raffin pour sensibiliser les parlementaires à ces questions